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Textes entendus aux funérailles de Denis Cacheux

Texte de Claude Vadasz        Texte de Pierre Henry        Le temps des cerises         La violence et l'ennui

Quelques mots de la part des amis d'Anne et Denis (lu par Alain Nempont)

Dans notre métier, c'était bien connu, Denis était souvent - très souvent - en retard à ses rendez-vous. Il le regrettait, cherchait à inventer des stratagèmes pour se piéger lui-même, comme faire des agendas qui avançaient d'une heure. Rien n'y faisait, Denis était souvent, très souvent, en retard.Mais personne n'aurait eu l'idée de lui en faire reproche. D'abord parce qu'il s'en blâmait aussitôt, présentait des excuses avec gentillesse et sincérité.

Et puis on savait. On savait que pour Denis il n'y avait pas assez d'heures dans une journée, pas assez de minutes dans une heure. Car il lui en fallait du temps, à Denis, lui qui était si curieux du monde, curieux des hommes, si attentif à leur existence, à leurs soucis, à leurs espoirs.
Oui, Denis interrogeait, parlait, discutait, cherchait, téléphonait, relayait, envoyait des mails appelant à la vigilance, au sursaut, à l'intelligence, à la générosité, à la solidarité. Denis inventait des slogans, à la fois incisifs et drôles, il confectionnait des panneaux -on se souvient de ceux qu'Anne et lui portaient dans les manifestations, on se souvient des diatribes au mégaphone qu'il lançait depuis la plate-forme de la camionnette CGT.

Si Denis avait parfois sur l'humanité un regard sarcastique, s'il ne se faisait pas trop d'illusions sur la bonté naturelle de l'homme, il n'en gardait pas moins l'espoir que cela change, un jour, quand même !
L'espoir, et aussi la volonté : Denis, c'était un bouillonnant magnifique, unindispensable actif.
Dans son travail de comédien, de chanteur, d'accordéoniste.
Dans ses recherches de spectacles vifs et impertinents.
Dans son activité de citoyen, un citoyen qui militait parce qu'il pensait que c'était la seule façon d'être responsable, responsable de soi, responsable du bonheur et de la dignité des autres.
Et ça sans dogmatisme, sans langue de bois, sans certitudes trop bétonnées.

Denis nous a aidé à vivre.
Que son souvenir nous aide à nous lever encore et encore, à poursuivre les combats.
Que son souvenir nous éclaire, nous ranime, nous donne de la force et une intense joie de vivre.
Anne, et Aude, Isabelle, Lune et Ondée, ses quatre filles dont il était si fier, nous sommes de tout notre cœur et de toute notre amit
ié à vos côtés.

Texte de Claude Vadasz

Un artiste, disait Jacques Brel, c'est quelqu'un qui a mal aux autres.
Je n'ai pour ma part jamais rencontré quelqu'un d'aussi véritablement attentif que Denis à la peine et au sort des autres. C'est sans aucun doute la première raison pour laquelle nous sommes si nombreux à l'avoir non seulement aimé mais encore admiré. Jusqu'à se mettre dans l'embarras, il donnait de son temps, de son énergie, de son argent même, pour porter secours.
Il avait une âme de guerrier. Pour le connaître un peu, on savait l'importance qu'avait eu sur lui la formation militaire, alors qu'il était un jeune officier dans les troupes d'élite des fusilliers marins. Il en avait gardé la rigueur et la détermination. Peut-être le goût du sacrifice personnel; en tout cas, assurément le mépris tranquille et souverain du danger. Je l'ai vérifié dans des situations extrêmement tendues : dans l'action – c'était avant tout un homme d'action – il avait un caractère en acier trempé.
Mais il avait quitté l'armée. Parce qu'il n'était pas fait pour la destruction.
Il avait alors troqué l'épée pour le bouclier, la plume et le masque.

Bouclier. Parce qu'il a mis le meilleur de sa force au service de la défense et de la protection des autres. Il ne supportait pas l'injustice, le cynisme de tous les pouvoirs le révoltait, et pour combattre ces maux, il montait toujours en première ligne et dressait son bouclier.
Cette immense et authentique qualité de défenseur et de protecteur des droits et de la justice, cet engagement total, étaient alliés à une gentillesse, une civilité et un charme extraordinaires. Et cela lui valait un charisme exceptionnel.
Quel bel homme, quelle belle grande gueule des faubourgs !
Tête bien faite dans une tête bien pleine, honnête homme à la française, Denis avait la prestance, l'élégance et la classe du grand séducteur. Et comme il ne trichait pas, comme il ne s'en servait pas pour rouler les autres, c'était toujours une joie de succomber à ce charme ravageur.

Le masque et la plume. Il mettait un point d'honneur à manier avec précision et rigueur la langue française, qu'il l'écrive, la parle ou qu'il la chante.
Denis signait toujours ainsi : Denis Cacheux, comédien.
En tant qu'acteur, il me bluffait toujours par la justesse et la force de ses compositions et de ses interprétations. Il pouvait être à l'aise dans tous les registres, il savait jouer le gentil, le gitan, le méchant, le doux, le violent, le joyeux, le tragique. Je me prenais même souvent à penser, en le voyant jouer, que son talent était sous-employé. Sans doute que s'il s'était moins occupé des autres, il aurait connu une carrière qui l'aurait mené au sommet; j'en suis convaincu.

Ne lui en déplaise, Denis était également, aussi bien que comédien selon moi, un merveilleux chanteur.  A l'ancienne, sans micro, sans ampli. Un chanteur de rue passionnant, à l'oeil pétillant de malice.  Il se plantait là au milieu du pavé ou debout sur une table, il apostrophait voire invectivait les gens pour qu'on l'écoute, pour nous désarmer ensuite d'un sourire charmeur. Et aussitôt tout le monde l'écoutait.

Voilà, il y aurait encore bien des choses à dire. Nous avons perdu un grand artiste, un grand ami et un grand bonhomme.
Merci Denis pour tout ce que tu nous as donné.

Texte de Pierre Henry

La disparition de Denis Cacheux jette le trouble dans l'esprit et le cœur de tous ceux qui l'ont connu. Il va manquer. Il a donc quitté la scène sur un coup d'éclat, mais à y réfléchir, il ne pouvait en être autrement pour un homme qui aura passé sa vie à la mettre en représentation. Quelqu'un qui aura consommé jusqu'au bout les noces de la conscience et du logos, à la fois raison et parole. En effet, Denis Cacheux était tout sauf un « assis » comme disait Rimbaud, Il se tenait bien droit dans son corps, prêt comme les stoïciens à toutes les expériences sacrificielles héritées peut être d'un certain romantisme Spartiate, tourné vers la vertu, voire une austérité du manque. Un corps donc qui était aussi pour un homme de spectacle le pivot de sa visibilité.

Compte tenu de ses origines bourgeoises et catholiques, il aurait pu être, comme au temps jadis, un soldat de Dieu, mais la divinité avait perdu son emploi par rapport à la philosophie. Parler de son corps, celui qui fut retrouvé face à la mer du Nord, traversée si doucement par la mélancolie des poètes, c'est évoquer chez lui, la vigueur physique, le mouvement, et même le décor un peu bravache comme la boucle d'oreille destiné à être signifiant. Le corps, c'était aussi, bien sûr, la voix. Elle lui avait permis, sur les plateaux ou dans les réceptions, sur les planches ou dans la rue, d'accéder au statut de fort en gueule. Il en avait usé sur toutes les gammes, la chanson, le discours, l'interpellation privée ou publique, depuis la désobéissance civile jusqu'à la jacquerie en passant par la dissidence, l'opposition, la fronde.

Cependant, ces implosions orales ne manifestaient chez lui aucun parti pris de violence. Elles exprimaient avant tout un combat moral et social, d'abord intérieur puis porté sur la place publique par une vocation de la défense comme fut celle de l'avocat, son père. D'ailleurs, on se pose toujours à son sujet la question du déclic originel. On aurait pu, en effet, douter de cette étrange mutation conduisant d'une éducation droitière et bienséante à la souveraineté des idées de Gauche. Mais le chanteur portant des rouflaquettes et la casquette prolétaire, arpentant les rues de Montmartre ou celle des festivals, dévidant à l'accordéon les chants révolutionnaires de la Sociale, n'avait rien d'un imposteur.

Guidé par une opiniâtre volonté de justice, il avait, sans rompre affectivement avec sa famille native, assumé la différence et pris des risques avec sa propre vie guettée souvent dans sa fonction d'artiste par le manque et la nécessité. On le vit défendre sans relâche un certain nombre de causes et monter courageusement à l'assaut des pouvoirs établis au péril de sa carrière.

Je suis de ceux qui pensent que cette marginalité, cette capacité de générosité et d'engagement, cette multiplicité de profils, ont brouillé la dimension de sa personne et nuit à une reconnaissance artistique authentique. Confiné assez souvent à des emplois périphériques ou à des seconds rôles, il n'est pas, aujourd'hui pour ses amis, pour son public, un mort de seconde classe.

Je salue sa personnalité considérable et son action. Je le pleure au titre de conquérant de l'Impossible, celui des rêves d'équité et de fraternité. Au titre de l'humanité de cœur qui ruisselait de son talent tragique ou comique. Au titre des joies qu'il a répandues autour de lui. Au titre des services qu'il a rendues à cet empire des émotions et des nuages, à cette maison-mère du théâtre et de la scène où les fictions qui semblent accessoires aux ignorants, nous aident en réalité depuis toujours à trouver la vérité. Bravo, l'artiste ! Au revoir l'ami !

Le temps des Cerises (4e couplet) chanté par Anne Cuvelier

J'aimerai toujours le temps des cerises
C'est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte
Et Dame Fortune, en m'étant offerte
Ne saura jamais calmer ma douleur
J'aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur

LA VIOLENCE ET L'ENNUI (Léo Ferré) texte lu par Christophe Piret

Nous d'une autre trempée et d'une singulière extase
Nous de l'Épique et de la Déraison
Nous des fausses années Nous des filles barrées
Nous de l'autre côté de la terre et des phrases
Nous des marges Nous des routes Nous des bordels intelligents

O ma soeur la Violence nous sommes tes enfants
Les pavés se retournent et poussent en dedans

J'ai l'impression démocratique qui me fait des rougeurs
A l'extrême côté du coeur et des entrailles
J'entends par là mes tripes à la mode de Mai

JE VOUS COMMANDE D'ÊTRE BREFS ET COUILLOSIFS

J'ai le sentiment bref de ceux qui vont mourir
Et je ne meurs jamais à moins que à moins que
Je sais des assassins qui n'ont pas de victime
Qui s'en vont faire la queue pour voir le sang d'écran
Et cette pellicule objective qui pellicule sur le vif

Surtout ne pleure pas
Les larmes c'est le vin des couillons

Moi je ne pleure plus
Et je le dis bien haut bien tendre aussi et bien à l'aise;
Crevez-leur le paquet qu'ils portent sur leurs quilles!
Marx était un "hippie"
C'est pas comme en dix-sept, à la consigne,
Dans cette Russie rouge à la lénifaction

... Et personne jamais n'a été réclamer ce barbu stalingradé...
Quand je vois un stalinien je change à Stalingrad
Je sais des assassins qui ont le cran d'arrêt
Et qui sont beaux comme les cons qui vont voter
Des assassins assassinés et leurs manières
A ne jamais vouloir crever comme crevèrent les Communards
Mes frères

Et je le dis bien haut: il faut DÉCONSTITUTIONALISER le foutre
Et porter l'inconfort cousu dessous leur peau
A ces bourgeois qui se permettent de jouir, en outre!

JE VOUS COMMANDE D'ÊTRE BREFS ET CARTÉSIENS

Je sais des charmes bruns qui sont de sang caillé
Et qui se grattent comme on gratte une blessure
Ça vous ravive un peu de rouge, ça a l'allure
D'une légion d'honneur que l'on pardonnerait.

Ô ma soeur la Violence Ô ma soeur lassitude
Ô vous jeunes et beaux empêtrés dans vos livres
II faut faire l'amour comme on va à l'étude
Et puis descendre dans la rue
II faut faire l'amour comme on commet un crime

Ô ma soeur la Violence tes enfants s'analysent
Et du Guatemala s'en viennent des parfums
De sang et des Guatémaltèques allant s'analysant
Dans les ruisseaux de sang coulant comme la crème
La crème de la Révolution montant

Ô ma soeur la Violence Ô la fleur du boucan
II fait un bruit à rancarder tous les voyeurs
Et un bruit qui se voit ça vous a des couleurs
A vous barrer la vue pour des temps et des temps
Je sais des bises s'ennordant depuis l'Afrique
Le monde est court, la gosse, il faut tâter la trique
Dans le pieu, dans la rue, mais tâter de cet ordre
De cet ordre nouveau où germe le désordre
Le beau désordre des voyous au ventre lisse
Viens par ici la gosse un peu, que je t'en glisse...
De ma graine d'amour...
Qui gonflera dans toi comme un chagrin de carne
Sur le monde envahi de tant de muselières
Dans le Paris des chiens je vais l'âme légère
Ô ma soeur la Violence Ô ma soeur lassitude
Ô vous jeunes et beaux empêtrés dans vos charmes
II faut faire l'amour comme on va à l'étude
Les yeux vers les jardins où fleurissent les armes

Des armes, comme une esthétique de la solitude
Des armes, comme une sinistre compo d'angliche
WHAT DO YOU MEAN, GUN?

Je sens que nous arrivent
Des trains pleins de brownings, de berretas et de fleurs noires
Et des fleuristes préparant des bains de sang
Pour actualités colortélé
Le sang ça s'ampexe tout ce qui y'a de bien

Le sang c'est rentable dans la technicoloration
Et je te ferai voir un sang vert quand il sera question de questionner

Je sais des fleurs d'amour qui polennent les blés
Et qui vous font un pain que l'on mange à genoux
Un pain de chair vivante et que l'on aimerait
Comme on aime une enfant que cache ses atouts
Et qui les touche un peu comme on caresse une arme
Un doigt sur la gâchette et le reste aux abois
Et que s'irise alors ta violette de Parme
Enfant mauve de mon silence et de ma loi

Des armes, comme une esthétique du pain sur la planche
Des armes blanches comme l'aube blanche à Paris
Cette aube comme le foutre de l'absence

NOUS SOMMES ABSENTS, MESSIEURS!

L'amour toujours l'amour Ah! cet amour malade
Comme une drogue dont on ne peut se dédroguer
Comme une drogue à laquelle je me soumets
Je suis un trafiquant d'amour...

Des armes, comme un sourire de l'autre côté de la tête
Comme une façon de désarmer
Comme un chien qui vous aime
Des armes qui vous lèchent, qui vous sortent, qui vous bercent
Des armes pour inquiéter l'inquiétude
Et puis le Code de la peur à distribuer
A tous ceux qui habitent avec la peur ou que la peur habite
Art. l J'ai peur
Art. 2 J'ai peur
Art. 3 J'ai peur
Art. 4 Où sont les toilettes?

Des armes, comme une esthétique de la solitude
Quand on est seul et armé on n'est plus seul
Quand on est seul et désarmé on fait une demande pour être CRS

L'amour toujours l'amour Ah cet amour serein
Cet amour qui vous monte à la bouche comme une grenade
Qu'on ferait bien éclater dans quelque ventre passant
Dans quelque ventre curieux, oisif, en mal d'amour

Des armes, comme un planning de la résurrection
Et quant aux armes blanches, on pourrait les teinter de rouge
Dans une teinture particulière et à la portée de toute portée

Nous d'une autre trempée et d'une singulière extase
Nous de l'Épique et de la Déraison
Nous de l'autre côté de la terre et des phrases
O ma soeur la Violence O ma soeur de Raison

Au quartier des terreurs des enfants se sont mis
A brouter des étoiles
La Voie Lactée s'amidonnait dedans leurs toiles
Et la carte du ciel dans ce quartier de France
Indiquait aux passants la route à ne pas suivre
II brumait dans le ciel des paroles de givre
C'était d'un cinéma nouveau et d'une danse
Qu'on ne dansait plus avant longtemps. Nanterre
Se prenait pour Paris et le tour de la terre
Se faisait sur lin signe, une pensée de fièvre
Un désir de troubler les fleurs et les manières
Une particulière oraison, un. sourire,
À mettre les pavés à hauteur d'un empire

Le sable des pavés n'a pas la mer à boire
Ça sent la marée calme dans les amphis troublés

Des portés de secours sont ouvertes là-bas
II suffit de pousser un peu plus, rien qu'un geste...

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